4

Le lendemain des funérailles de Cassandre, je passai la matinée seul dans le jardin. La chaleur était accablante, le ciel sans nuages. Assis sur une chaise pliante, coiffé d’un chapeau à large bord, je regardais mon ombre diminuer jusqu’à ce que le soleil fût à l’aplomb au-dessus de moi.

Béthesda, qui ne se sentait pas bien, était restée couchée. De temps à autre, je l’entendais ronfler doucement. Le bruit me parvenait par la fenêtre de la chambre qui donnait sur le jardin et dont les volets n’étaient pas clos. Diana et Davus étaient sortis pour faire les achats de la journée au marché. Ils avaient renoncé à trouver des radis et cherchaient du fenouil, qui guérirait Béthesda, elle en était maintenant certaine. Hiéronymus était allé pêcher dans le Tibre, emmenant Mopsus et Androclès avec lui. Personne ne m’avait demandé si je voulais les accompagner ; ils avaient tous deviné que je souhaitais rester seul.

Enfin j’entendis la voix de Diana. Davus et elle étaient de retour. Je la vis se diriger en toute hâte vers l’arrière de la maison et entrer dans la chambre voir sa mère. Presque aussitôt elle vint dans le jardin s’asseoir à côté de moi.

— Maman dort. Il ne faut pas que nous parlions trop fort. Je n’ai pas pu trouver de fenouil, mais c’est incroyable, il y avait partout des radis ! Il y en avait tant qu’ils étaient presque pour rien. Par Junon, il fait très chaud ici, papa ! Tu ne devrais pas t’asseoir en plein soleil.

— Pourquoi pas ? J’ai un chapeau.

— A-t-il empêché tes pensées de bouillonner dans ton crâne ?

— Que veux-tu dire par là ?

Elle garda un instant le silence et prit une expression qu’elle avait héritée de sa mère, un air à la fois compatissant et impertinent. Elle aurait pu tout aussi bien s’exprimer ainsi : Je sais exactement comment fonctionne ton cerveau, je connais les méandres de tes pensées, cher papa. J’ai une bonne avance sur toi, mais je suis résolue à être patiente. J’attendrai que tu prennes ta propre décision inévitable.

Au lieu de cela elle me dit :

— Tu as songé à elle toute la matinée, n’est-ce pas ?

Je soupirai et me recalai sur la chaise pliante, que je trouvai soudain peu confortable.

— Ta mère ne va pas bien. Bien sûr que je pense à elle…

— Ne joue pas les innocents, papa.

Ma fille prit soudain un ton sec et dur.

— Tu sais très bien ce que je voulais dire. Tu as pensé à elle. À cette femme, Cassandre.

Je respirai à fond, les yeux fixés sur le tournesol de l’autre côté de l’allée.

— Peut-être.

— Tu rumines.

— Oui.

— Cela suffit. Nous avons besoin de toi, papa. C’est chaque jour plus difficile de s’en sortir et maman est malade. Davus fait son possible pour aider, mais parfois je me demande ce que nous allons devenir.

Sa voix devint grave, mais il n’y avait aucun apitoiement sur elle-même dans son ton. Toujours réaliste, faisant toujours preuve d’un sens pratique, tournée vers l’avenir, ne désespérant jamais et pleine d’ingéniosité, voilà ce qu’était Diana. C’était vraiment notre enfant. Elle avait hérité ce qu’il y avait de mieux chez Béthesda et chez moi.

— Qu’es-tu en train de me dire, ma fille ?

— Je dis que tu dois l’oublier. Elle est morte maintenant. Tu dois cesser de penser à elle. C’est ta famille qui désormais a besoin de toi.

Son ton n’était pas réprobateur, elle faisait simplement un constat. Que savait-elle exactement de Cassandre et de moi ? Que savait-elle de source sûre, et qu’avait-elle deviné à tort ou à raison ?

— Oublie-la, dis-tu. En supposant que tu aies raison, que je sois assis ici à penser à… cette femme… comment suggères-tu que je cesse d’y penser, ma fille ?

— Tu connais la réponse à cette question, papa ! Il n’y a qu’un moyen. Tu dois découvrir qui l’a tuée.

Je contemplai longuement le tournesol.

— À quoi bon ?

— Oh, papa, tu sembles si désespéré ! Je déteste te voir comme ça. C’est déjà regrettable que maman soit malade, mais que toi, tu fasses une tête d’enterrement – je veux dire que tu aies la mort dans l’âme… et tu es comme ça depuis que tu es revenu de Massilia. Nous savons tous pourquoi. C’est à cause de ce qui s’est passé entre toi et…

Je levai la main pour la faire taire. En tant que père de famille romain, ayant droit de vie et de mort sur tous les membres de ma maisonnée, j’étais en général très laxiste, je leur permettais à tous de dire ce qu’ils pensaient et de faire ce qu’ils voulaient. Mais sur ce seul sujet, ma rupture avec Méto, je ne permettais aucun commentaire.

— Très bien, papa. Je n’en parlerai pas. Pourtant je déteste te voir ainsi. Tu es comme un homme persuadé que les dieux lui en veulent.

Et n’est-ce pas le cas ? avais-je envie de dire, mais une telle expression d’apitoiement sur moi-même aurait contrasté de façon trop flagrante avec le stoïcisme de ma fille et n’aurait pas été à mon honneur. En outre, je n’avais aucune raison de croire que les dieux m’avaient choisi pour donner libre cours à leur vindicte. Il me semblait que, ces temps derniers, les dieux en voulaient à toute l’humanité. Ou peut-être nous avaient-ils simplement tourné le dos, permettant aux plus cruels d’entre nous, comme César et Pompée, de faire impunément des ravages.

— Des centaines, des milliers, des centaines de milliers d’hommes et de femmes mourront avant que cette guerre ne s’achève, Diana. Aucune âme de ces morts qui errent à tout jamais n’a de chance de trouver quelque chose qui ressemble à la justice dans ce bas monde ou dans le suivant. Si Cassandre a été assassinée…

— Tu sais qu’elle l’a été, papa. Elle a été empoisonnée. Elle te l’a dit.

— Si elle a été assassinée, à quoi cela servira-t-il de découvrir le meurtrier ? Aucun tribunal romain – à supposer que les tribunaux recommencent à fonctionner normalement un jour – ne s’intéresserait à engager des poursuites pour un tel crime perpétré sur une femme que personne ne connaissait et à laquelle personne ne s’intéressait.

— Tu t’y intéressais suffisamment pour lui faire des funérailles convenables.

— Cela n’a rien à voir.

— Et quelques-unes des femmes les plus puissantes de Rome s’y intéressaient suffisamment pour venir à ses funérailles. Tu les as vues rôder furtivement en se tenant à l’écart du bûcher comme si les flammes pouvaient les atteindre, ou révéler leur culpabilité sur leur visage. C’est l’une d’elles qui l’a tuée, n’est-ce pas ?

— C’est possible.

Avant sa mort, Cassandre était la coqueluche des gens les plus huppés de Rome. Les riches et les puissants qui avaient connaissance de ses dons l’invitaient chez eux. Savait-elle à quel danger elle s’exposait en fréquentant ce genre de femmes ? Quels secrets du passé – ou de l’avenir – avait-elle découverts qui auraient pu amener l’une d’elles à la faire taire pour l’éternité ?

— Vais-je enquêter pour toi, papa ?

— Enquêter sur quoi ?

— Enquêter à ta place, découvrir la vérité sur sa mort ?

— Quelle idée ridicule !

— Ce n’est pas si ridicule que ça. Je sais comment tu t’y prends. Je t’observe depuis mon enfance. J’ai écouté toutes tes histoires, la façon dont tu espionnais pour le compte de Cicéron, la manière dont tu as révélé le truquage des courses de chars, ta mission en Espagne ou à Syracuse à la demande d’un homme riche pour débusquer un assassin. Crois-tu que moi, je ne serais pas capable d’en faire autant ?

— À t’entendre on a l’impression que c’est aussi simple que de faire cuire une fournée de pain, Diana. Mélange tous les ingrédients, mets au four un certain temps…

— Faire cuire au four est plus difficile que tu ne sembles le croire, papa. Il faut du savoir-faire et de l’expérience.

— Et tu n’as ni l’un ni l’autre quand il s’agit… eh bien, du genre de travail dont tu parles.

— C’est parce que je suis une femme, n’est-ce pas ? Tu ne penses pas que j’en serais capable parce que je suis une femme. Crois-tu vraiment que je ne suis pas aussi intelligente qu’un homme ?

— L’intelligence n’a rien à voir là-dedans. Il y a des endroits où une femme ne peut pas aller. Il y a des questions qu’une femme ne peut pas poser. Et n’oublie pas le danger, Diana.

— Mais Davus réglera tous ces problèmes ! Il est grand et fort. Il peut aller n’importe où. Il pourrait tordre le bras à n’importe qui, enfoncer une porte…

— Diana, ne sois pas stupide !

J’ôtai mon chapeau et m’éventai, en clignant des yeux à cause de la lumière vive du soleil.

— Tu as réfléchi à tout cela, n’est-ce pas ? poursuivis-je.

— Peut-être.

— Alors cesse d’y penser et renonce à toute ambition que tu peux avoir dans ce domaine. « Diana le Limier », c’est ridicule !

— Non. Diana et Davus les Limiers, tous les deux ensemble.

— Doublement stupide ! Je te l’interdis formellement. Tu suivras l’exemple de ta mère. Au début, elle avait toutes sortes de handicaps. Pourtant regarde-la maintenant, elle est devenue l’exemple parfait de la matrone romaine : modeste, respectable, elle a le sens des responsabilités, elle sait faire marcher une maison, élever une famille…

— Est-ce ainsi que tu décrirais ces dames romaines modèles qui se sont montrées aux funérailles de Cassandre ?

Je songeai à certaines de ces femmes et aux scandales qui les entouraient. Je dus concéder ce point à Diana. À notre époque, existait-il encore un modèle de femme romaine ? C’était la même chose pour les hommes que pour les femmes : les vertus étaient devenues des vices et les vices des vertus.

Je mis mon chapeau et me levai, mes genoux craquèrent.

— Si tu avais l’intention de m’inciter à agir, Diana, alors tu as réussi. Va me chercher Davus, veux-tu ? Je vais l’emmener avec moi au cas où il me faudrait enfoncer une porte ou tordre un bras. Et toi, pendant ce temps-là, tu vas rester à la maison et t’occuper de ta mère qui est souffrante. J’espère sentir la soupe aux radis en train de mijoter dans la marmite quand je rentrerai à la maison !

 

L’endroit le plus facile pour commencer mon enquête était le plus proche : chez Cicéron, dont la maison se trouvait au bout de ma rue.

Avec l’aide de Mopsus et d’Androclès, Davus et moi revêtîmes notre plus belle toge. Nous partîmes tous deux et longeâmes la route circulaire qui contourne le sommet du mont Palatin. De là on voit le forum en contrebas et au loin le Capitole surmonté du temple de Jupiter. C’était une journée d’été magnifique.

Arrivés devant la maison de Cicéron, Davus frappa poliment à la porte avec son pied. Un œil nous scruta à travers un judas. Je donnai mon identité et demandai à voir la maîtresse de maison. Le judas se referma. Quelques instants plus tard, la porte s’ouvrit.

Au cours des années passées, j’étais venu bien des fois chez Cicéron. Lorsqu’il était à l’apogée de sa bonne fortune, l’année où il exerçait les fonctions de consul et réprima la prétendue conjuration de Catilina, on pourrait dire que cette maison avait été le centre du monde romain, le lieu des réunions politiques les plus importantes aussi bien que des rencontres culturelles les plus éblouissantes. Des hommes de lettres et des hommes d’affaires avaient franchi sa porte ; ils avaient dégusté du vin et écouté des poèmes dans les jardins ; ils avaient façonné l’avenir de la République dans le bureau de Cicéron.

Quand Cicéron avait atteint le comble de la gloire, sa maison avait été entièrement brûlée par Clodius et sa clique, et son maître avait été exilé. Mais Cicéron avait fini par revenir à Rome, il avait retrouvé sa citoyenneté et sa place au Sénat, et reconstruit sa maison sur le mont Palatin.

Maintenant le maître de cette maison était encore exilé en quelque sorte, loin en Grèce avec Pompée. Pendant des mois après que César eut franchi le Rubicon, Cicéron avait retardé sa décision et hésité, se rongeant les sangs pour savoir quel choix faire. Des deux côtés, on avait brigué ses faveurs, non pas à cause de ses talents de militaire, mais à cause du poids qu’il représentait en politique. L’appui de Cicéron pour l’une ou l’autre faction contribuerait beaucoup à influencer les sentiments de ceux qui se considéraient comme de loyaux défenseurs de la République. Par principe, Cicéron se rangea dès le début du côté de Pompée, voyant en lui le seul défenseur du statu quo. Mais, aussi longtemps qu’il le put, Cicéron couvrit ses arrières, entretenant une correspondance à la fois avec Pompée et avec César. Il tentait désespérément de suivre une voie médiane. Mais il n’y en avait pas et, finalement, quand la nouvelle exagérée d’un revers subi par César en Espagne parvint à Rome durant le mois de juin de l’année précédente, Cicéron fit le grand saut. Avec son fils Marcus, à peine assez âgé pour porter la toge virile, il quitta l’Italie et rejoignit Pompée. Une année s’était écoulée depuis lors. Cicéron regrettait-il maintenant sa décision ?

Je connaissais Cicéron depuis plus de trente ans. Mon concours dans le procès pour meurtre qui avait établi sa réputation avait largement contribué à favoriser ma carrière. Peu de temps après que j’eus fait sa connaissance, il se maria. Sa femme, Térentia, qui avait dix ans de moins que lui, était issue d’une famille aisée. De surcroît elle lui avait apporté une dot considérable. C’était une excellente maîtresse de maison et une femme très pieuse, disait-on. À la différence des épouses d’un grand nombre d’hommes puissants, elle ne s’intéressait pas aux questions d’ordre juridique ni aux affaires de l’État. Alors que chez Cicéron se jouait l’avenir de la République et que le sort des accusés qu’il défendait était en balance, sa femme s’acquittait de ses devoirs en honorant les ancêtres, en faisant des sacrifices aux pénates et en favorisant la réussite sociale de leurs deux enfants.

Toutes les fois que j’avais rendu visite à Cicéron, j’avais seulement échangé quelques mots avec Térentia. Les rares fois où les circonstances l’avaient obligée à me parler, elle s’était montrée polie, mais hautaine, laissant entendre de façon manifeste que ma position sociale était trop insignifiante pour permettre autre chose que le strict minimum de conversation. Je crois qu’elle trouvait fâcheux que son mari fût obligé d’avoir affaire à un individu aussi peu recommandable que ma personne.

La dernière fois que j’étais allé chez Cicéron, César venait de franchir le Rubicon, Cicéron et Térentia faisaient fébrilement des préparatifs en vue de quitter Rome : ils ordonnaient aux secrétaires d’empaqueter les rouleaux de parchemin rangés dans la bibliothèque et donnaient des instructions de dernière minute aux esclaves chargés de s’occuper de la maison pendant leur absence. Mais le jour où Davus et moi rendîmes visite à Térentia, régnait dans la maison un calme presque inquiétant.

Nous attendîmes quelques instants dans le vestibule avant que Térentia en personne apparût. Elle portait une stola jaune toute simple et aucun bijou. Ses cheveux gris étaient tirés en arrière en un chignon serré. Ce style fort strict convenait bien à son visage d’une beauté austère.

— Gordianus, dit-elle, en me faisant un bref signe de tête montrant qu’elle me reconnaissait. N’est-ce pas ton gendre ?

— Oui, c’est Davus, répondis-je.

Térentia le toisa avec froideur. De son côté, elle n’avait jusqu’ici guère eu de chance avec ses gendres, c’était bien connu. Sa fille, Tullia, qui n’avait pas encore trente ans, avait déjà été veuve et avait divorcé, elle en était maintenant à son troisième mariage, avec un jeune aristocrate débauché mais fringant appelé Dolabella. Les fiançailles avaient eu lieu pendant que Cicéron était gouverneur dans une province, et sans son consentement. Apparemment, à la fois la mère et la fille avaient eu le coup de foudre pour Dolabella. Alors que j’observais le regard de Térentia s’attarder un peu plus longtemps que nécessaire sur mon gendre au corps bien musclé, j’en conclus qu’elle n’était pas insensible au charme masculin. Ce mariage, disait-on, avait causé un immense chagrin à Cicéron, car il avait jadis défendu Dolabella accusé de meurtre et il savait quel homme pervers était ce garçon. Pour aggraver l’embarras de Cicéron, Dolabella avait depuis pris les armes pour César ; on lui avait confié le commandement de la flotte de César dans l’Adriatique, où il avait été régulièrement dominé par la flotte de Pompée dont les navires plus nombreux étaient sous les ordres d’un meilleur stratège. Comme cela s’était passé dans tant de familles de la classe dirigeante, celle de Cicéron avait été littéralement écartelée par la guerre civile. Et comme si cela ne suffisait pas, le bruit courait que Dolabella était un mari volage : il avait eu une liaison avec Antonia, la femme de Marc Antoine.

— J’espère que tu n’es pas venu me parler de cette affaire dans laquelle sont impliqués Milon et Caelius ?

Elle faisait allusion à l’insurrection qui, d’après la rumeur, gagnait du terrain au sud de Rome sous l’impulsion de deux anciens associés de Cicéron, Marcus Caelius et Titus Annius Milon.

— En fait, non.

— Très bien. Parce que tout le monde pense que je dois avoir une opinion là-dessus, et je refuse de livrer ma pensée. Ces deux individus n’ont causé que du chagrin à mon mari au cours des années, mais qui peut les blâmer d’avoir perdu patience ? Bien sûr ils vont tous deux à une mort certaine, les pauvres imbéciles, continua Térentia en secouant la tête. Alors je suppose que tu es venu au sujet de Cassandre.

Elle anticipait les appréhensions que j’aurais pu avoir d’en venir droit au fait. Contrairement à son mari, qui pouvait parler des heures pour ne rien dire, Térentia n’était pas femme à mâcher ses mots.

Quand j’acquiesçai, d’un geste elle nous invita à la suivre. Elle nous emmena dans la même pièce que celle où Cicéron m’avait fait entrer lors de ma dernière visite, une petite chambre isolée à une certaine distance du jardin central. Mais la pièce semblait différente car elle était étrangement vide. Je me souvenais des paroles de Cicéron : « C’est l’une des premières pièces que Térentia a décorées quand nous sommes revenus et avons reconstruit la maison après que Clodius et sa bande l’eurent brûlée de fond en comble et m’eurent envoyé en exil… »

Cicéron avait été très fier de cette pièce et de son ameublement raffiné, mais qu’était-il devenu ? Je me rappelais vaguement un tapis somptueux avec un motif géométrique grec ; maintenant il n’y avait plus qu’un dallage de pierre froide sous les pieds. Plusieurs belles chaises en bois de térébinthe avec des incrustations d’ivoire avaient été remplacées par deux chaises pliantes. Le brasero en bronze orné de têtes de griffon avait disparu lui aussi. Les seules décorations subsistantes étaient celles qu’on ne pouvait pas enlever : les paysages champêtres peints sur les murs avec des bergers assoupis parmi des moutons et des satyres qui, cachés derrière des petits autels au bord de la route, jetaient des coups d’œil furtifs.

— Ah ! Comme Marcus aimait cette pièce ! soupira Térentia. C’était là qu’il recevait ses visiteurs les plus importants : les sénateurs, les magistrats, les prétendants à la main de Tullia… Mon mari t’a amené dans cette pièce la dernière fois que tu lui as rendu visite, n’est-ce pas ? Ses secrétaires couraient çà et là affolés, rassemblant ses papiers personnels.

Elle avait un ton désapprobateur sous-entendant que cet endroit était vraiment trop bien pour des gens comme moi, et en même temps résigné. Pourquoi ne pas me recevoir dans cette pièce maintenant qu’elle avait été dépouillée de son ameublement raffiné et n’était plus que l’ombre d’elle-même ?

Tout ce que l’on pouvait facilement transporter avait été enlevé, et Térentia ne portait aucun bijou. Était-elle vraiment dans une situation si désespérée qu’elle devait vendre toutes ses affaires personnelles ? Moi-même, je m’étais endetté parce que j’avais de la peine à vivre ces derniers mois, mais j’étais bouleversé à l’idée qu’une femme comme Térentia pût être confrontée aux mêmes choix difficiles.

— Était-ce une parente ? demanda-t-elle.

— Tu disais ?

— La femme appelée Cassandre était-elle de ta famille ?

— Non.

— Pourtant tu as organisé ses funérailles. Il devait y avoir un… lien… entre vous.

Je ne répondis pas. Térentia haussa les épaules d’un air entendu. Le geste présomptueux me rappela son mari et je fus indigné qu’elle prétendît connaître le lien qui m’unissait à Cassandre, même si elle ne se trompait pas.

— Tu as dû la connaître toi aussi, dis-je. Autrement pourquoi serais-tu venue la voir brûler sur son bûcher ?

— En effet, je la connaissais un peu. Je t’ai demandé quel lien tu avais avec elle simplement parce que je voulais te remercier d’avoir réglé ses funérailles. C’est une bonne chose que quelqu’un ait dépensé de l’argent pour honorer sa mémoire par une cérémonie appropriée. Et tu as fait preuve de bon goût. Pas trop de musiciens et de pleureuses. C’est inconvenant quand ils sont plus nombreux que les vrais amis et la famille.

— Je pouvais tout juste me permettre de payer les quelques personnes que j’ai engagées.

— Ah, l’argent…, dit-elle en inclinant la tête d’un air complice. Et pas de discours interminable devant le bûcher. J’ai toujours l’impression que c’est plutôt prétentieux quand il s’agit d’une femme, n’es-tu pas de cet avis ? Il est tout à fait approprié d’énumérer tout ce qu’a fait un homme public, mais si une femme a mené une vie convenable, en vérité qu’y a-t-il à dire sur elle quand la fin arrive ? Et si elle n’a pas mené une vie convenable, moins on en dit, mieux cela vaut.

— Si tu es venue à ses funérailles, suggérai-je en m’éclaircissant la voix, Cassandre a dû être plus qu’une relation éphémère. Comment as-tu fait sa connaissance ?

Térentia rejeta les épaules en arrière et releva le menton. Elle n’avait pas l’habitude d’être interrogée.

Dans les tribunaux, son mari avait acquis sa célébrité pour l’habileté avec laquelle il procédait à l’interrogatoire. Même les hommes les plus forts s’avouaient vaincus devant le feu roulant des questions que leur posait Cicéron. Mais dans la vie conjugale quotidienne, quand Cicéron avait des raisons de questionner sa femme et qu’elle avait des raisons de garder le silence – quand le bélier frappait le mur d’airain – lequel des deux remportait généralement cette lutte de volontés ? En regardant cette mâchoire inflexible, je devinais que c’était Térentia.

Son attitude changea peu à peu. Elle décontracta les épaules. Elle baissa la tête. Elle avait décidé de me répondre.

— Si les activités de Cassandre te sont un tant soit peu connues, tu dois savoir que, ces derniers mois, elle est devenue en quelque sorte une célébrité dans la bonne société. J’ai employé le mot « société » de façon plutôt impropre, puisque en ce moment il n’existe rien de la sorte, nous allons tous à la dérive dans l’attente du lendemain. C’est ma sœur Fabia qui – à défaut d’un meilleur terme – l’a « découverte ». Cassandre est apparue un jour devant le temple de Vesta. Fabia était la supérieure des vestales de service ce jour-là, chargée de veiller à la flamme divine. Elle a entendu une femme gémir à l’extérieur. Elle est allée voir ce qui se passait. Par les temps qui courent, qui sait ce qui peut arriver ? Une femme pourrait être violée ou assassinée en plein jour sur les marches du temple. Voilà comment Fabia a trouvé par hasard Cassandre, qui était dans un de ses accès prophétiques.

— Oui, je le sais.

Térentia me dévisagea d’un air étrange.

— Par pure coïncidence, ajoutai-je, je me trouvais à proximité du temple. Moi aussi, j’ai entendu Cassandre. Je ne l’avais jamais vue auparavant. Je ne savais pas bien comment réagir. Alors que j’hésitais, j’ai vu Fabia sortir du temple avec deux autres vestales. Je les ai vues emmener Cassandre à l’intérieur. Que s’est-il passé ensuite ?

Térentia me regarda longuement d’un air sévère.

— Mon mari dit que tu es un honnête homme, Gordianus, « le dernier honnête homme de Rome », en fait.

— Cicéron m’honore.

— Et ne crois pas, simplement parce que je n’ai jamais eu l’occasion de te remercier en bonne et due forme, que j’aie jamais oublié la grande faveur que tu as faite à ma sœur, il y a des années, en flairant et en révélant la vérité, alors que certaines vestales étaient accusées de transgresser leurs vœux. Fabia aurait été enterrée vivante si ses accusateurs avaient réussi à convaincre le tribunal qu’elle avait une liaison inconvenante avec Catilina. Enterrée vivante ! Cela me fend encore le cœur rien que d’y penser. Ma demi-sœur chérie était si jeune à l’époque. Si belle. Il y en avait qui croyaient vraiment qu’elle avait pu commettre un crime aussi ignoble, mais tu lui as sauvé la vie. Cicéron a fait appel à toi pour que tu enquêtes sur cette affaire et tu as prouvé que Fabia était innocente.

Ce n’était pas tout à fait ce que je me rappelais. À l’époque, il m’avait semblé que Catilina – un parvenu charmeur et débauché peu différent du gendre de Térentia, Dolabella – aurait pu ou n’aurait pas pu réussir à séduire la jeune vierge effarouchée, Fabia, à l’intérieur même de la maison des vestales. Mais c’était il y a vingt-cinq ans et il s’était passé beaucoup de choses depuis. Si Térentia se rappelait une réalité alors que moi je me souvenais d’une autre, seuls les dieux – ou Fabia elle-même – pourraient dire lequel d’entre nous se souvenait de la vérité.

Térentia me lança un long regard chargé d’estime, puis sembla prendre une décision. Elle frappa des mains. Une esclave accourut. Térentia donna à voix basse un ordre à la jeune fille qui partit en courant. Quelques instants plus tard, j’entendis le froufrou d’une stola volumineuse. Un instant après, Fabia elle-même apparut dans l’encadrement de la porte.

Elle portait la tenue somptueuse des vestales. Ses cheveux, entremêlés de gris maintenant, étaient coupés très court. Son front était ceint d’un large bandeau blanc orné de rubans, pareil à un diadème. Sa stola était blanche et fort simple, mais coupée de façon à retomber avec de nombreux plis. Elle avait jeté sur ses épaules une cape en toile de lin, également toute blanche.

— Ma chère sœur, tu dois te souvenir de Gordianus, dit Térentia.

Fabia avait vieilli, mais elle était toujours d’une beauté à vous couper le souffle. Ce qui avait surtout changé, c’était son comportement. Je l’avais rencontrée à un moment de crise, alors qu’elle était jeune et désorientée, et courait un terrible danger – et peut-être était-elle coupable du crime innommable dont on l’avait accusée. Elle avait surmonté cette épreuve et les difficultés l’avaient rendue plus forte. À ce qu’on prétend, ce genre de vie et l’absence de maternités qui en résulte donnent à une femme une force de caractère peu commune. Fabia avait certainement l’air imposant, debout là dans l’encadrement de la porte, toisant les deux visiteurs. Son regard glissa sur Davus et se posa sur moi. Dans ce regard hardi, je ne vis pratiquement rien qui me rappelât la frêle jeune fille à qui j’avais prêté assistance à la demande de Cicéron.

— Je me souviens de toi, Gordianus, remarqua-t-elle sans la moindre émotion.

— Gordianus est venu poser des questions sur Cassandre, précisa Térentia.

— Pourquoi ? demanda Fabia.

— Je crois qu’elle a été assassinée, répondis-je.

— Nous pensions – parce qu’elle avait l’esprit frêle – qu’elle avait peut-être aussi le corps frêle. Nous pensions qu’elle était peut-être morte… d’une mort naturelle, déclara Fabia après avoir respiré profondément.

— Elle a été empoisonnée, expliquai-je, en essayant de garder un visage aussi impassible que celui de Fabia pour dissimuler le chagrin que me causaient ces mots.

— Empoisonnée, murmura Fabia. Je vois. Mais pourquoi es-tu venu ici ? Que veux-tu de moi ?

— Tu as été l’une des premières femmes de Rome à la traiter en amie, dis-je.

— Traiter en amie ? Pas exactement. J’ai vu une femme bouleversée. Quand je me suis approchée d’elle, j’ai entendu la façon dont elle divaguait, j’ai pressenti la vérité : c’était une femme qui avait le don de prophétie. Je l’ai emmenée dans le temple de Vesta, où la déesse pouvait la protéger tant qu’elle était possédée par ce don. J’ai agi en prêtresse, pas en amie. J’ai agi par piété, pas par pitié.

— Qui était-elle ? D’où venait-elle ?

— De ses origines terrestres je ne sais rien. Elle-même avait oublié.

— Mais comment pouvais-tu dire qu’elle possédait ce don que tu mentionnes ? Comment pouvais-tu dire qu’elle n’était pas simplement folle ?

— Tu sais peut-être bien comment va le monde, Gordianus, et surtout comment sont les hommes, observa Fabia avec un léger sourire, mais c’était une affaire qui concernait les dieux. Et une affaire de femmes.

— Prétends-tu que les hommes n’ont pas accès à la connaissance divine ? Les augures…

— Oui, le Collège des Augures est composé d’hommes, et depuis des siècles ils se transmettent leurs propres méthodes pour déchiffrer les présages : ils étudient le vol des oiseaux, ils écoutent le tonnerre, ils observent le jeu des éclairs dans le ciel. Le ciel est le royaume de Jupiter et le roi des dieux communique directement par de tels signes. Les hommes élus au Collège des Quinze cherchent également des signes de l’avenir en consultant les oracles des anciens livres sibyllins. Mais il y a d’autres manières plus subtiles par lesquelles les dieux nous font connaître leur volonté et nous montrent les chemins de l’avenir. Nombre de ces méthodes ne sont pas connues des hommes. Seules les femmes possèdent cette science. Seules les femmes les comprennent.

— Et tu as compris que Cassandre possédait un véritable don de prophétie ?

— Quand elle était possédée, elle voyait au-delà de la réalité présente.

— La Cassandre troyenne entendait des messages venus de l’autre monde.

— Le don de notre Cassandre prenait surtout chez elle la forme de visions. Ce qu’elle voyait, elle ne le comprenait pas toujours et ne pouvait pas toujours l’exprimer sous forme de mots. Elle-même n’interprétait pas ses visions. Elle se contentait de les raconter telles qu’elles lui apparaissaient. Souvent elle ne s’en souvenait plus par la suite.

— À mon avis, un tel don est assez peu fiable, les énigmes étant plus nombreuses que les réponses.

— Il fallait interpréter ces visions, si c’est ce que tu veux dire. Ce n’était pas une tâche pour ton Collège des Augures ! Mais si quelqu’un l’écoutait attentivement et si cette personne était vraiment en harmonie avec le monde divin…

— Si c’était une personne qui te ressemblait, dis-je.

— Oui, j’étais capable de saisir la signification des visions de Cassandre. C’est pourquoi je l’ai fait venir ici plus d’une fois chez Térentia.

— Et a-t-elle toujours fait des prophéties ?

— Presque toujours. Il y avait une méthode qui contribuait à provoquer ses visions.

— Quelle était-elle ?

— Si Cassandre était assise dans une pièce sombre, silencieuse, et regardait une flamme, ses visions lui venaient presque toujours.

— Et avant ou après, vous lui donniez à boire ou à manger ?

— Bien sûr, répondit Térentia. Elle était aussi bien traitée chez moi que tout autre invité.

— Même si vous ignoriez qui elle était vraiment et d’où elle venait ?

— C’était son don qui nous intéressait, rétorqua Fabia, pas son passé familial ou le nom qu’elle avait eu à sa naissance.

— Et quand Cassandre faisait ces prophéties, qu’en pensiez-vous ?

Les deux sœurs échangèrent un regard interrogateur, se demandant en silence ce qu’elles devaient me dire.

Fabia finit par parler.

— Cassandre eut de nombreuses visions, mais il y en eut une en particulier, une vision qui réapparaissait : deux lions se battaient auprès de la carcasse d’une louve.

— Comment avez-vous interprété cette vision ?

— La louve était Rome, bien sûr. Les lions étaient César et Pompée.

— Lequel des deux a tué l’autre et dévoré la carcasse ?

— Aucun.

— Je ne comprends pas. Se sont-ils partagé la louve ? J’imaginai le monde romain divisé définitivement en deux factions, César régnant à l’ouest, Pompée régnant à l’est.

— Un monde divisé entre deux empires romains, repris-je, un tel arrangement pourrait-il jamais être durable ?

— Non, non, non ! intervint Térentia. Tu ne comprends pas. Explique-lui, Fabia.

— La vision se terminait par un miracle, dit Fabia. La louve reprenait vie et grandissait jusqu’au moment où elle dominait les lions qui renonçaient à se battre. Ils se couchaient humblement, se léchaient mutuellement leurs blessures.

— Que signifie cette vision ?

Fabia commença à parler mais Térentia était trop excitée pour garder le silence.

— Tu ne comprends donc pas ? C’est la meilleure issue possible ! Tout le monde suppose que César et Pompée doivent en venir aux mains, que l’un d’eux doit anéantir l’autre pour remporter Rome comme prix de la victoire. Mais il est aussi possible que les deux camps reviennent à la raison avant qu’il ne soit trop tard. C’est une chose que les Romains fassent couler le sang des Gaulois ou des Parthes, mais que les Romains tuent les Romains, c’est impensable. Une telle folie offense les dieux. Cicéron le sait. C’est ce qu’il a toujours essayé de faire comprendre aux deux camps. Ils doivent trouver un moyen de régler leurs différends et de faire la paix ! Voilà ce qu’annonce la vision de Cassandre. Actuellement, Rome semble paralysée et sans défense ; mais la louve n’est qu’endormie. Quand elle se réveillera, elle se montrera plus admirable que César ou Pompée. Ils éprouveront le plus grand respect pour son ombre et se réconcilieront.

— Je suis persuadée que Cicéron en personne sera l’agent de cette réconciliation, confia en souriant Térentia. C’est pourquoi les dieux ont dirigé ses pas vers le camp de Pompée. Pas pour combattre – nous savons tous que mon mari n’est pas un guerrier – mais pour être présent quand les deux camps finiront par se rencontrer, et pour leur faire mesurer la folie de leur comportement. La paix régnera, il n’y aura plus de guerre. Chaque jour, j’attends qu’arrive un messager avec une lettre de mon mari annonçant la merveilleuse nouvelle.

Fabia vint se placer à côté de Térentia et mit la main sur son épaule. Le visage des deux femmes rayonnait.

— Comment avez-vous appris la mort de Cassandre ? demandai-je.

— Elle est morte sur la place du marché, n’est-ce pas ? dit Fabia. Des gens l’ont vue, l’ont reconnue. Les nouvelles se propagent comme l’éclair dans la ville.

— Pourtant aucune de vous deux n’est venue chez moi présenter ses respects.

Elles détournèrent toutes deux leur regard.

— Eh bien, expliqua Térentia, elle n’appartenait guère à notre… je veux dire, comme tu l’as toi-même signalé, que nous ne connaissions même pas son vrai nom, encore moins sa famille.

— Pourtant vous êtes venues la voir brûler.

— Un acte de piété, répondit Fabia. La crémation est un acte sacré. Nous sommes venues y assister.

Je baissai les yeux puis les relevai en entendant une autre voix qui provenait de l’embrasure de la porte.

— Tante Fabia ! Je me demandais où tu étais partie. Oh ! je ne m’étais pas rendu compte que tu avais de la visite, maman.

La fille de Cicéron avait eu le malheur d’hériter du physique de son père plutôt que de celui de sa mère et la jeune fille chétive était devenue une jeune femme qui n’avait rien d’une beauté. La dernière fois que je l’avais vue, c’était chez ses parents à Formiae, l’année précédente, alors que Cicéron se demandait encore quel parti prendre. Tullia était enceinte et cela commençait seulement à se voir. Son enfant, né prématuré, n’avait vécu que très peu de temps. Un an plus tard, Tullia semblait être en bonne santé, malgré ses bras maigres et son teint pâle.

À la différence de sa mère, Tullia portait des bijoux qui paraissaient de prix, y compris des bracelets en or et un collier en filigrane d’argent. En dépit des économies draconiennes que la guerre avait imposées à la maisonnée, je soupçonnai que la jeune Tullia serait le dernier membre de la famille à qui l’on demanderait de faire des sacrifices. Cicéron et Térentia avaient gâté leurs deux enfants, mais en particulier Tullia.

— En fait, dit Térentia, mes visiteurs étaient sur le point de s’en aller. Pourquoi ne raccompagnes-tu pas ta tante à la salle de couture, Tullia, pendant que je les reconduis à la porte ?

— Certainement, maman.

Tullia prit la main de sa tante et lui fit quitter la pièce. Fabia me lança par-dessus son épaule un long regard d’adieu en guise d’au revoir. Le regard de Tullia fut destiné à Davus, qui réagit en traînant les pieds et en s’éclaircissant la voix.

Je commençai à me diriger vers la porte, mais Térentia me retint en posant la main sur mon avant-bras.

— Dis à ton gendre d’aller dans le vestibule, murmura-t-elle à voix basse, mais reste ici encore un moment, Gordianus. J’ai quelque chose à te montrer à titre confidentiel.

Je fis ce qu’elle me demandait et attendis seul dans la pièce en regardant les paysages champêtres peints sur le mur. Un instant plus tard, elle revint avec un morceau de parchemin. Elle me le mit avec insistance dans la main.

— Lis cela, me demanda-t-elle, et dis-moi ce que tu en penses.

C’était une lettre de Cicéron datée du mois de juin.

 

Depuis le Camp de Pompée en Épire.

Si tu vas bien, je m’en réjouis. Moi, je vais bien. Fais tout ce que tu peux pour te rétablir. Dans la mesure où tu en as le temps et où les circonstances le permettent, règle toutes les affaires en suspens, et tiens-moi au courant aussi souvent que possible de toutes les questions. Au revoir.

 

Je retournai le bout de parchemin, mais il n’y avait rien d’autre.

Je haussai les épaules, ignorant ce qu’elle voulait de moi.

— Il te conseille de te rétablir. Je suppose que tu étais souffrante ?

— Rien de grave. Une fièvre qui est partie comme elle était venue, répondit-elle. Tu remarqueras qu’il ne me souhaite même pas un prompt rétablissement ou la faveur des dieux ou quelque chose de ce genre. Simplement « Fais tout ce que tu peux pour te rétablir ». Comme s’il me rappelait un devoir !

— Et il te charge de régler toutes les affaires en suspens…

— Ah Ah ! Il espère que je vais faire marcher une maison – deux maisons, la mienne et celle de Tullia – avec un budget dérisoire ! Simplement pour joindre les deux bouts, je vends les plus beaux meubles et les plus beaux bijoux qui m’ont été légués par ma mère…

— Je ne comprends pas pourquoi tu m’as montré cette lettre, Térentia.

— Parce que tu connais mon mari, Gordianus, tu le connais à fond. Tu ne te fais pas d’illusions à son sujet. Je ne sais pas si tu as de l’amitié pour lui – je ne suis même pas sûre que tu le respectes – mais tu le connais bien. Est-ce que tu décèles dans cette lettre la moindre preuve d’amour ou d’affection ou même de bienveillance ?

Peut-être est-elle écrite en langage codé, avais-je envie de dire, sachant par expérience que Cicéron était enclin à utiliser de tels subterfuges dans sa correspondance. Mais Térentia n’était pas d’humeur à comprendre les plaisanteries. Si elle avait trouvé le courage de mettre son cœur à nu pour moi, je savais qu’elle devait être réellement perturbée.

— Je ne crois pas que ce soit à moi de dire quels étaient les sentiments de Cicéron quand il a écrit cette lettre.

Elle reprit la lettre et s’éloigna en se cachant le visage.

— Les tensions dans cette maison, tu ne peux les imaginer ! Depuis des mois, des années en fait. Les luttes pour savoir que faire du jeune Marcus. Son père insiste pour qu’il soit instruit alors que tous ses précepteurs affirment qu’il n’est bon à rien. Et maintenant le garçon, tout juste assez âgé pour porter une toge, est parti combattre. Et Dolabella, qui choisit de prendre le parti de César et qui entretient une liaison avec Antonia derrière notre dos ! Mon mari pouvait à peine supporter la mention de son nom même avant le début de ces ennuis. Comme ce mariage lui a déplu ! Et quand Tullia a perdu son bébé, le chagrin que nous avons tous eu était insupportable. Mais je pourrais tolérer n’importe quoi, supporter n’importe quelle épreuve, si seulement je savais que Marcus…

Sa voix s’étrangla dans sa gorge et elle secoua la tête.

— Ce qui est vraiment dur, c’est que Marcus ne m’aime plus, continua-t-elle. Il ne m’aimait pas quand nous nous sommes mariés. Aucune femme n’espère cela au début d’un mariage arrangé, mais il en est venu à m’aimer, et cet amour est devenu de plus en plus fort et a duré des années. Maintenant… maintenant, je ne sais pas ce qu’il en est advenu. Je ne sais pas où il s’en est allé et comment le faire revenir. Trop de querelles pour des questions d’argent, trop de conflits à propos des enfants, et puis la dureté des temps que nous vivons…

— Térentia, pourquoi me racontes-tu cela ?

— Parce que tu la connaissais toi aussi, n’est-ce pas ? Mieux que tu ne le prétends. Tu devais bien la connaître si tu as organisé ses funérailles.

— Oui, je connaissais Cassandre.

— La prophétie qu’a mentionnée Fabia, elle comportait autre chose… de tout à fait personnel. Cassandre a eu une vision double de la louve et des lions. Elle se reflétait en plus petit, dit-elle, comme dans un miroir lointain. C’était notre foyer qu’elle a vu dans le miroir, un reflet du monde en général. La louve était notre famille, ce qui nous a nourris et soutenus même dans les temps les plus difficiles. Et les bêtes étaient Marcus et moi-même qui nous écharpions et luttions auprès de la carcasse de notre mariage. Mais tout comme Rome est plus grande que ceux qui se disputent à son sujet, cette famille est plus grande que ceux qui en font partie. Nous nous réconcilierons. Marcus… m’aimera à nouveau. Cassandre l’a dit !

— Vraiment ?

— C’est l’interprétation de Fabia.

— Fabia sait bien plus de choses que moi là-dessus.

— Oui, mais toi, tu as connu Cassandre. Était-elle sincère, Gordianus ? Était-elle ce qu’elle semblait être ?

Puis-je me fier aux visions qu’elle avait quand elle était possédée par son don ?

Ce n’était plus la même personne qui posait les questions. Maintenant, c’était Térentia qui s’adressait à moi pour obtenir des renseignements sur Cassandre.

— Je ne sais pas, répondis-je.

Ce qui était la stricte vérité.

 

La dernière prophétie
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